« Monsieur Bobine » à Bordeaux !

En mai dernier, a eu lieu le Bordeaux Geek Festival au Parc des Expositions, un événement entièrement consacré à ce que l’on appelle la pop culture qui rassemble des œuvres à gros succès populaire, sous différentes formes (cinéma, séries, bandes dessinés, jeux vidéos…).

On y croise de nombreuses personnes habillées comme leurs super-héros ou personnages de mangas préférés, déambulant parmi les stands qui regorgent de produits dérivés plus ou moins réussis et surtout, plus ou moins hors de prix…

Ce genre de manifestation venue des États-Unis, accueille, bien sûr, de nombreux invités, plus ou moins connus, généralement des vidéastes s’étant fait connaître sur le web, et YouTube en particulier.

Parmi eux cette année, le festival a convié, Aurélien Nover et Julien Pavageau, deux membres fondateurs de l’excellente chaîne YouTube, Le ciné-club de Monsieur Bobine dont j’ai déjà chanté les louanges ici.

Face à la venue en Gironde de ces deux figures cinéphiliques majeures du web, votre serviteur a choisi d’enterrer la hache de guerre avec le festival (relire ici) et de se rendre sur place, pour ne pas rater ce moment, à coup sûr, passionnant.

Mais une fois déposé par le tram… c’est la foire ! Littéralement !

On me précise que le festival a lieu dans les bâtiments du fond.

Confiant, je suis la file vers l’entrée principale, et me retrouve alors au cœur de la foire de Bordeaux, organisée en même temps que le rassemblement des fans de gros films et de jeux vidéos !

Brillante idée…

J’ai donc slalomé un long moment entre les stands qui n’avaient rien à voir avec l’actualité cinématographique ou vidéoludique, avant de me rendre compte que je n’étais pas au bon endroit !

Il fallait, en fait, passer par l’extérieur et longer le hangar sur toute sa longueur pour trouver la bonne entrée… tout cela manquait vraiment d’affichages clairs pour guider les visiteurs…

Finalement, j’arrive à destination et trouve la bonne salle pour la conférence.

(sources : monsieur.bobine/Instagram)


Julien Pavageau et Aurélien Nover sont venus pour disserter sur le thème des dystopies des années 90, avec un accent particulier mis sur Terminator 2 (1990) et Matrix (1999).

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’une dystopie ?

On peut le définir comme la vision d’une société totalitaire et néfaste, imaginée par un auteur ou un cinéaste… l’opposé de l’utopie en somme.

Ensuite, pourquoi évoquer ces deux films particulièrement ?

Parce qu’ils « ont redéfini la manière de filmer l’action au cinéma pour les décennies à venir » explique Julien Pavageau. « Ils ont élargi le champ en matière d’imagerie numérique » et « partagent des inspirations communes (par exemple le cinéma asiatique qui parlait déjà de cyborgs et d’intelligence artificielle dans les années 80) ».

On retrouve ainsi des références à Akira dans Terminator 2 ou encore Ghost in the Shell dans Matrix comme le montrent la capture d’écran et la vidéo ci-dessous :

Akira (1988) / Terminator 2 (1990) (source : REDRUM/Watch Facebook)
Similarités entre Ghost in the Shell (1995) et Matrix (1999) (source : Anime FaMo/YouTube)

Enfin, les deux films partagent de nombreuses similitudes narratives, thématiques et esthétiques parmi lesquelles :

  • Un héros perçu comme un sauveur : John Connor (Terminator 2) /Neo (Matrix)
  • Un futur dominé par une entité artificielle : Skynet (Terminator 2/Les Machines (Matrix)
  • Des fusillades en pagaille avec des gros flingues !
  • Une crainte de l’apocalypse
  • des poursuites urbaines en moto etc…

Les créateurs de Monsieur Bobine vont donc s’attacher à nous démontrer en quoi ces deux films (qui ouvrent et referment les années 90) ont capturé leur époque.

Mais tout d’abord, un peu de contexte :

Les années 90 marquent bien évidemment la fin du millénaire et l’arrivée de l’an 2000. Pendant longtemps, on pensait que cette décennie serait la promesse d’un futur radieux, rempli de voitures volantes, de jets packs etc…

Or, comme on le sait, rien de cela n’est arrivé.

Avec le tournant libéral des années 80 (Thatcher en Angleterre, Reagan aux États-Unis) et les premières alertes autour de l’environnement, les années 90 sont plutôt dominées par des « angoisses millénaristes et des prédictions de fin du monde » comme le définit joliment Aurélien Nover.

Le film qui a le mieux incarné cette angoisse de fin du monde est probablement Strange Days de Kathryn Bigelow, sorti à la mi-temps des années 90 (il a été scénarisé par James Cameron), son esthétique néo noir a largement été reprise par les sœurs Wachowski dans Matrix en 1999.

Qui plus est, dans les années 90, on n’avait pas prévu la vitesse à laquelle l’informatique (et internet en particulier) allait débarquer dans nos foyers. Associée à ces angoisses de fin du monde, cela a donné un mix assez improbable qui engendra la peur du bug de l’an 2000

C’était la crainte que les systèmes informatiques critiques repartent en 1900, le soir du 31 décembre 1999, ce qui risquait de poser un certain nombre de problèmes… certains pensaient même que l’humanité retournerait à l’âge de pierre, presque comme le projet Chaos de Tyler Durden dans Fight Club (1999)…

Bien évidemment, cette perspective était totalement infondée comme on le sait, mais, couplée à la peur de fin du monde, elle a infusé très tôt dans le cinéma américain.

Grâce à l’avancée des images numériques, que l’on a pu voir à l’œuvre dans Abyss (1989), Terminator 2 ou dans Jurassic Park (1993), on a eu toute une vague de films plus ou moins cyberpunk qui abordaient ces questions là.

En l’occurrence, Terminator 2 et Matrix sont des films charnières de cette tendance là :

D’un côté, on a Terminator 2 qui a un pied dans le passé, dans les angoisses du passé (James Cameron est un enfant des années 60, de la Guerre Froide, période qui l’a marqué), mais il a aussi un pied dans le futur puisqu’on y parle d’intelligence artificielle ou encore de machines autonomes.

Qui plus est, ce film va mettre un point final au cinéma d’action des années 80.

Après Terminator 2, le genre va devoir se réinventer en prenant un tournant post moderne, c’est à dire des œuvres qui se mettent en scène en tant que fiction et détournent leur propre genre (Last Action Hero (1993), Demolition Man (1993), True Lies (1994)…).

De l’autre côté, Matrix va représenter l’aboutissement de ce cinéma que l’on peut définir comme méta textuel, c’est également un film définitif qui met fin à cette vague cyberpunk.

Ainsi, à l’instar de son ainé, neuf ans plus tôt, il va forcer le genre de la science-fiction, à encore se réinventer.

À tel point que dans les suites, les sœurs Wachowski elles-mêmes, vont devoir prendre le contrepied de pas mal de choses qu’elles avaient posé dans le premier volet, ce qui a désarçonnée une partie du public.

Maintenant que le contexte est bien posé, nous allons développer notre analyse en trois axes clés qui vont démontrer que :

  • Ces deux films dénoncent une menace systémique et hégémonique.
  • Cette menace implique une certaine dissolution de la réalité et du réel.
  • La seule échappatoire : faire un choix.

I. Une menace systémique et hégémonique

Quand Terminator 2 et Matrix montrent des machines qui exploitent et oppressent l’humanité, ces fameuses machines ne sont pas seulement des robots, ce sont aussi des allégories d’un système, en l’occurrence capitaliste, basé sur l’oppression et l’exploitation de l’humanité.

En revanche, ce n’est pas une imagerie nouvelle : on l’a vu dès les années 20 et 30, par exemple dans Metropolis (1927) de Fritz Lang, avec l’usine aux allures de divinité païenne qui dévore les travailleurs, où encore la chaîne de montage qui digère le héros, complètement aliéné par son travail dans Les temps modernes (1936) de Charlie Chaplin.

Les temps modernes de Charlie Chaplin (© 1936 – Warner Bros. All rights reserved).

On l’a trouve également dans les années 80, par exemple dans l’adaptation de The Wall de Pink Floyd par Alan Parker où là c’est le système scolaire britannique qui est assimilé à une machine qui formate et broie les individus…

Cette vision de la machine qui broie, revient en force au début des années 90. La première explication de ce retour se trouve dans le contexte politique et social.

Petit point historique :

Les années 80 sont marquées par la révolution conservatrice menée par Ronald Reegan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher en Angleterre.

Elle s’est caractérisée par une politique libérale de « laisser faire économique », de dérégulation du capitalisme et par un regain des valeurs conservatrices, conformistes.

Quand l’Union Soviétique s’est effondrée à la fin des années 80, pas mal de dirigeants du monde se sont dits que la machine avait perdu son ultime ennemi, qu’elle avait définitivement gagnée.

C’est ce que le politologue américain Francis Fukuyama a appelé la fin de l’Histoire.

Dans sa théorie, le modèle des démocraties libérales et de l’économie capitaliste est désormais voué à devenir hégémonique, et sera un horizon économique indépassable à l’échelle planétaire…

C’est notamment en réponse à cette soi-disant victoire du capitalisme que la contre culture est réapparue auprès du grand public.

En musique, cela s’est traduit par l’apparition du Grunge, tandis qu’au cinéma, on a vu apparaître le Festival de Sundance et nombre de cinéastes indépendants.

Sur le plan politique enfin, les mouvements altermondialistes se sont crées.

Comme détaillé en introduction, les années 90 sont marquées par l’arrivée imminente de l’an 2000 avec son lot de peurs millénaristes et de fin du monde.

D’une certaine façon, Terminator 2 et Matrix propose une synthèse de ces deux idées, à priori contradictoires : d’un côté, l’humanité est censée rentrer dans une utopie libérale éternelle, mais de l’autre, elle est menacée par une dystopie apocalyptique imminente…

Dans les films de Cameron et des Wachowski, cela se traduit par trois éléments :

Premièrement, les années 90 et la fin du XXe siècle sont censées incarner le pic de la civilisation humaine, c’est littéralement ce que l’agent Smith dit à Neo.

Au delà de cette période, l’humanité va décliner, soit à cause de l’intelligence artificielle qui prendra le pouvoir comme dans Matrix, soit parce que, comme le dit le Terminator : « c’est dans [notre] nature de [nous] autodétruire »

Deuxièmement, le futur verra les machines prendre totalement l’ascendant sur l’humanité.

Troisièmement, et c’est sûrement le plus important, les graines de cette suprématie des machines sont déjà plantées

Ainsi, dans Matrix, le personnage de Neo a, dès le début, l’impression que quelque chose ne va pas dans son monde, et ce, avant même de rencontrer Morpheus et Trinity.

Trinity (Carrie Ann Moss) et Morpheus (Laurence Fishburne) (source : imdb.com)

Il ne sait pas ce que c’est, il n’a pas vraiment de mots pour exprimer ce qu’il ressent, mais ce sentiment paranoïaque le taraude…

Dans Terminator 2 en revanche, Sarah Connor sait très bien ce qui est sur le point d’arriver.

Elle sait que le monde dans lequel elle vit est en sursis, elle sait que c’est une illusion sur le point de s’effondrer…

Elle a donc tenté d’éviter la catastrophe en faisant sauter une usine d’ordinateurs et s’est retrouvée en hôpital psychiatrique, accusée d’être victime de délires paranoïaques….

Sarah Connor (Linda Hamilton) (source : imdb.com)

Les deux films développent ainsi cette composante, l’idée que les machines, le gouvernement etc., œuvrent contre nous en secret, ou du moins, nous cachent des choses…

Cette thématique devient récurrente (exemple : la série X-Files qui clame que « la vérité est ailleurs »…).

Pour appuyer encore plus cette dimension, James Cameron et les Wachowski ont recours à une figure souvent utilisée dans les thrillers à tendance paranoïaques : le body snatcher.

Qu’est-ce que c’est ?

À l’origine, le body snatcher est une créature non humaine qui peut prendre une apparence humaine, dans le but de contaminer et conquérir l’humanité

Au cinéma, cette figure apparaît pour la première fois en 1956 dans L’invasion des profanateurs de sépultures (en anglais, The invasion of the body snatchers, le nom vient de là) réalisé par Don Siegel.

source : imdb.com

Dans ce film, l’humanité est menacée par une race extraterrestre qui prend l’apparence d’êtres humains, totalement dénués d’émotions et animés par une espèce de conscience collective.

Même si Don Siegel et son producteur ont toujours réfuté avoir mis un sous texte politique dans leur film, c’est rare de voir des analyses qui ne l’abordent pas sous cet angle :

certaines y voient une critique du collectivisme qui attaquerait l’individualisme américain, d’autres, à l’inverse, y voient une critique du conformisme à l’américaine, où tout le monde à la même maison en banlieue, tout le monde achète les mêmes choses, tout le monde pense la même chose…

L’utilisation de cette figure du body snatcher permet à Cameron et aux Wachowski de suggérer que n’importe quel personnage peut être une machine

Ainsi, dans Terminator 2, c’est très littéral : lorsque vous voyez un personnage à l’écran, vous ne savez jamais s’il s’agit vraiment de ce personnage, ou si c’est le T-1000 qui a pris sa place…

Dans Matrix, on pourrait se dire que les choses sont un peu plus claires, car quand un personnage est remplacé par un agent de la matrice, cela se voit.

Mais il faut prendre en compte le personnage de Cypher.

Cet humain est du côté des machines car il pense qu’elles ont raison.

En effet, il ne voit pas pourquoi il passerait sa vie à lutter contre elles, et consommer de la nourriture immangeable à bord du vaisseau, le Nabuchodonosor, alors qu’il a la possibilité de vivre une belle vie dans la Matrice…

Dès lors, on peut dire que, symboliquement, Cypher a été contaminé par l’idéologie de la Matrice, de la même façon que les individus peuvent être contaminés par l’agent Smith…

Cypher (Joe Portolano) (source : imdb.com).

Ainsi, Cameron et les sœurs Wachowski développent une allégorie assez claire : le T-1000 et les agents de la Matrice sont les représentants d’un système qui s’introduit partout à notre insu

Ce qui nous permet de nous brutaliser et de nous entretuer

D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que la forme récurrente du T-1000 est un agent de police et si l’agent Smith, lui, ressemble à un agent du FBI…

James Cameron a expliqué son choix à Stan Winston, le responsable des effets spéciaux sur Terminator 2 : « le sujet des films Terminator n’est pas vraiment l’humanité exterminée par les machines mais c’est le fait que nous perdions contact avec notre propre réalité et que nous devenions des machines… ».

T-1000 (Robert Patrick) (source : imdb.com)

En plus de cela, le trio de cinéastes suggèrent que la réalité aussi peut être contaminée

Les flics voient les non flics comme des êtres inférieurs, stupides, faibles et mauvais, ils déshumanisent les individus qu’ils ont juré de protéger et se désensibilisent pour pouvoir faire leur boulot…

Par exemple, l’idée que Matrix ne se déroule pas dans le monde réel n’est dévoilée qu’à la 18e minute du film quand la bouche de Neo disparaît !

C’est un peu difficile à voir aujourd’hui parce qu’on connaît les films et donc on sait que le Terminator et Neo sont des gentils.

Mais en regardant bien, on s’aperçoit que ces éléments sont très sciemment cachés aux spectateurs.

Au début de Terminator 2, on ne voit pas le T-1000 tuer : on le voit seulement frapper un policier et repartir avec ses vêtements, comme le faisait le gentil Kyle Reese au début du premier film.

Arnold Schwarzenegger débarque dans un bar de motards pour récupérer des vêtements, il n’hésite pas à brutaliser quelques clients…

De plus, la carrure « normale » de Robert Patrick, contraste avec la masse de Schwarzy, ce qui laisse penser que c’est lui le gentil. Qui plus est, il est agréable avec les parents de John Connor.

Ce n’est qu’à la 28e minute du film lorsque le jeune Connor se retrouve coincé dans un couloir entre les deux robots, que le spectateur comprend qu’il s’est fait berner !

Au final, Terminator 2 et Matrix nous envoient un message clair : méfiez vous du réel car il peut être contrôlé par le système ou les machines…

II. La dissolution de la réalité et du réel.

Dans Matrix, vous vous souvenez sûrement du moment où Morpheus montre à Neo le monde réel dans lequel il vit et lui dit : « bienvenue dans le désert du réel… ».

Il s’agit d’une référence directe à Jean Baudrillard, plus précisément à son livre Simulacre et Simulation qui est d’ailleurs explicitement cité dans le film.

Pour Baudrillard, ce simulacre ne cache pas la réalité, le simulacre c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Dans les deux films qui nous intéressent, cela se traduit par le fait qu’il n’y a pas vraiment de monde réel.

Prenons l’exemple du T-1000 qui est présenté comme une intelligence artificielle qui simule à la perfection les émotions humaines.

Mais au final, c’est juste une surface réfléchissante, une entité dépourvue d’ego qui ne fait que nous renvoyer notre propre image…

Les mondes de Matrix et Terminator 2, c’est un peu pareil, ce sont des univers qui ne sont que des reflets, des illusions qui nous renvoient à notre propre réalité…

D’ailleurs, on retrouve le goût de James Cameron et des Wachowski pour la symétrie, les jeux de miroirs, les formes qui se distordent.

Cette image du miroir, du reflet est intéressante parce qu’elle décale la question, qui n’est plus de savoir ce qui est réel ou non, mais de savoir distinguer l’original de la copie

Cela nous amène à réfléchir sur l’impact de ce reflet sur nous mêmes, ce que cela implique d’avoir en face de nous une réplique de nous mêmes… Surtout quand cette dernière a pour objectif de nous asservir ou de nous détruire !

En vérité, la grande question de Terminator 2 ou de Matrix est de savoir ce que le système fait de nous…

Le meilleur exemple pour illustrer cela c’est Sarah Connor (Terminator 2) et Morpheus (Matrix).

Ce sont deux personnages qui connaissent leur réalité. La première sait que Skynet est en train d’être conçue, Morpheus sait que la Matrice est une simulation.

En conséquence, dans l’esprit de Sarah Connor, tout humain qui se dresse sur sa route peut être sacrifié au nom de la survie de l’humanité et pour Morpheus, chaque personne est un agent potentiel de la Matrice…

Rappelez-vous de la séquence de la femme en robe rouge, dans laquelle il explique à Neo le principe de la Matrice, on constate qu’elle est particulièrement étourdissante et grisante !

Morpheus marche d’un pas assuré alors que Neo n’arrête pas de se cogner contre les passants, le tout accompagné par la musique de Rob D, qui développe une ambiance presque hypnotique, et de la voix monocorde de Morpheus qui déploie son exposé.

Source : Ciné films&series/YouTube

Quand soudain notre attention, comme celle du héros, est détournée par la fameuse femme en rouge puis par l’énorme flingue pointé sur le visage de Néo, on n’a pas vraiment réalisé la teneur du propos de Morpheus : à savoir que, comme chaque personne à l’intérieur de la Matrice, peut potentiellement être un agent du système, cela devient moralement acceptable de la tuer…

De ce fait, Morpheus peut être assimilé à un terroriste froid, sans états d’âme… D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que, dans les suites, les sœurs Wachowski le représenteront en fanatique religieux…

De son côté, Sarah Connor se comporte littéralement comme un Terminator : elle est prête à tuer de sang froid, avant de prendre la mesure de ses actes et de se réhumaniser.

Au final, ces deux personnages deviennent ce contre quoi ils combattent : des machines à tuer sans émotions…

Ainsi, les deux films parviennent à incarner cette dualité utopie/dystopie qu’on évoquait au début. La réalité n’est pas dissimulée, elle a disparu, détruite par le système

En effet, lorsque vous croyez être sorti du monde factice, il y a de bonnes chances que vous y soyez toujours prisonniers, et que vous reproduisiez les comportements déshumanisés qui profitent à ces systèmes, exactement comme Sarah Connor et Morpheus…

C’est d’autant plus difficile de sortir de ces systèmes qu’ils ne sont pas seulement hégémoniques en terme d’espaces, mais également en termes de temps.

Le système existe partout, tout le temps !

Les deux films illustrent ce principe en brouillant leurs chronologies respectives : par exemple, la Matrice est un monde figé dans le temps.

Si l’on en croit les informations que l’on peut avoir dans les suites, Morpheus pense que la guerre contre les Machines dure depuis environ 100 ans, l’Architecte lui, précise que la Matrice en est à sa 6e itération, ce qui peut nous laisser supposer que cela fait environ 600 ans que les humains sont bloqués en 1999 !

Quant à la saga Terminator, elle est, elle aussi, parcourue de paradoxes temporels (la naissance de John Connor ou la conception de Skynet à partir des reste du premier Terminator).

On est donc face à un monde constitué de boucles temporelles, dans lequel, le jugement dernier s’est à la fois produit et pas produit.

Ce qui est fascinant avec ces deux films, c’est, qu’en dépit de leur complexité structurelle, ils sont extrêmement fluides et ne perdent jamais le spectateur ! On en accepte pleinement les principes.

Si Matrix 2 et 3 furent globalement rejetés à leur sortie, c’est probablement parce qu’ils rejetaient ce qui avait été construit dans le premier film.

Dans Terminator 2, on s’identifie très vite à John Connor et comme lui, on s’attache au Terminator, ce qui fait que la scène finale reste un grand moment de cinéma !

En plus de cela, ces films sont très immersifs et réinventent leurs codes respectifs. Ils arrivent à mêler l’approche émotionnelle et plus distanciée, plus intellectuelle.

Terminator 2 porte aussi un regard sur les films d’action qui l’on précédés.

En effet, le film embauche Schwarzenegger (la star du genre à l’époque !) et se permet de le présenter comme obsolète face au T-1000 en métal liquide, incarné par Robert Patrick !

On voit alors que la transgression des codes est un véritable enjeu des deux films.

Par exemple, dans Terminator 2, John Connor place la vie humaine au dessus de tout, en interdisant au T-800 de tuer, aux antipodes des films d’action des années 80 qui tuaient à tout va !

Le jeune homme fait donc un choix fort qui lui permet d’aller contre un système violent.

III. Le choix comme possibilité d’émancipation

Si on est jamais sûrs de ce qui est réel ou non, si on ne sait jamais si nos actions sont juste ou non, si on est toujours prisonniers de ce système où utopie et dystopie se confondent comment faire pour s’en sortir ? Comment faire pour réussir à agir librement ?

Pour Terminator 2 et Matrix, la réponse est la même : il faut le choisir !

Mais ce choix a une nature bien précise : c’est un choix arbitraire, intuitif, qui défie la logique.

Ainsi, la logique voudrait que Sarah tue Miles Dyson (l’homme à l’origine de Skynet), cette même logique froide et implacable voudrait également que John Connor laisse le Terminator tuer tous ceux qui les empêchent de détruire Skynet

Pourtant, on sait que John Connor fait le bon choix, car c’est un choix qu’une machine ne fait pas d’elle-même, un choix arbitraire que John n’explique pas par des arguments éthiques et philosophiques, il en est d’ailleurs incapable.

C’est un choix de libre arbitre.

Dans Matrix, on voit au travers du regard de Cypher, que les choix de Neo ne sont pas vraiment logiques.

En effet, pourquoi prendre cette satanée pilule rouge alors qu’il serait bien plus simple et facile de retourner avec l’agent dans la Matrice et de profiter de tout ce qu’elle a à offrir !

Dans la même optique, ce n’est pas logique de tout risquer, juste pour aller sauver Morpheus…

Cette idée que la solution est un choix arbitraire, un choix de libre arbitre est caractéristique des années 90.

La décennie précédente a été marqué par la célèbre phrase de Margaret Thatcher : « there is no alternative ! »

Elle voulait dire par là qu’il n’y a pas d’autre choix rationnel au capitalisme, à l’économie de marché déréglée, pas d’autre choix rationnel à la mondialisation libérale etc…

Dans les années 90, des oppositions à cette vision (comme l’altermondialisme), ces revendications ont un caractère arbitraire, face au développement semble-t-il inexorable du capitalisme…

C’est pour cela que la question du choix revêt une dimension aussi existentielle à cette époque construite autour d’un système capitaliste hégémonique qui se présente comme naturel et rationnel.

S’ajoute à cela, les peurs de fin du monde qu’on évoquait au début, qui donnent le sentiment que l’avancée inexorable du capitalisme nous mènera à notre fin

La crainte du bug de l’an 2000 en est une illustration parfaite.

Un problème réel qui a fait travailler un tas d’informaticiens mais aux yeux du public, il a pris une dimension quasi mythologique

Ce n’est donc pas un hasard si Cameron et les Wachowski ont réactualisé des mythologies très anciennes : on cite souvent le mythe de la caverne de Platon pour analyser Matrix mais il y a une autre mythologie, moins connue, qu’on peut aussi solliciter pour étudier ce film.

Cette mythologie c’est le gnosticisme.

Elle rassemble toute une série de courants religieux issus des débuts du christianisme qui développent l’idée que le monde a été crée et est contrôlé par un dieu mauvais : le démiurge.

En tant qu’humain, on a tous une divinité en nous mais cette connexion est empêchée par l’illusion du monde qui nous entoure….

Même si les idées gnostiques n’ont pas loin de 2000 ans, elles ont réapparu régulièrement dans la culture populaire.

Par exemple, dans les années 70, vous avez les livres de Philip K. Dick comme Ubik ou Le Dieu venu du Centaure qui présentent bien des similarités avec cette mythologie. À tel point, que lorsque l’écrivain va la découvrir, il va se définir comme gnostique et cela va influencer sa fameuse trilogie divine.

La trilogie divine de Philip K. Dick

Dans les années 90, toute cette mythologie revient, on a souvent reproché aux Wachowski de plagier la BD de Grant Morrison The Invisible ou le film Dark City (1998) d’Alex Proyas.

allocine.fr

En vérité, c’est tout simplement que ces derniers ont puisé leur inspiration aux mêmes endroits, en l’occurrence Philip K. Dick et par extension la mythologie gnostique.

L’illustration la plus marquante de ces idées-là, est sans doute The Truman Show (1998) de Peter Weir dans lequel le personnage de Jim Carrey est enfermé, sans le savoir, dans un immense studio de télévision depuis sa naissance, contrôlé par un producteur omnipotent (Ed Harris)…

Lorsqu’il tente de s’en échapper avec son voilier, le producteur démiurge provoque une terrible tempête pour le forcer à rester.

Le choix rationnel de Truman aurait été de rebrousser chemin pour rester en vie, mais au contraire, il va choisir de s’attacher au bateau pour pouvoir continuer coûte que coûte.

Jim Carrey dans The Truman Show (1998) (imdb.com)

Un tel choix fait écho plus tard à celui de Neo de continuer à se battre contre Smith.

Parmi les autres films qui se situent dans cette thématique, on peut citer Cube (1997) de Vincenzo Natali, dans lequel un groupe d’amis se retrouve coincé dans des cellules cubiques, renfermant potentiellement des pièges mortels…

On ne cherche pas à savoir qui les a mis là, pourquoi ils sont là, non. La seule question qui compte c’est : comment s’en sortir ?

De son côté Terminator 2 s’inspire moins du gnosticisme parce qu’il n’y a pas cette dimension de monde virtuel duquel il faut s’échapper, mais on remarque, tout de même, que James Cameron a utilisé des symboles religieux pour représenter son Jugement Dernier.

D’ailleurs, dans les commentaires audios du film, il définit cette scène comme sa version des quatre cavaliers de l’Apocalypse, en l’occurrence, le cheval, l’hippocampe, la tortue et le cochon de l’Apocalypse…

Les Cavaliers de l’Apocalypse version James Cameron dans le générique du début (source : Zilarad C/YouTube)

Enfin, la grande réussite des sœurs Wachowski, c’est la représentation d’un univers virtuel.

À côté, de cela, le film s’empare de tous les enjeux liés à cette thématique, pour les dépasser et aborder les questions d’ordre systémiques et existentielles.

La Matrice est comme une espèce d’immense jeu vidéo et en même temps une allégorie de notre monde.

Les Wachowski vont nous rappeler que tous les jeux vidéos, même dans les « mondes ouverts », même dans les modes de jeu émergents, les décisions des joueurs sont toujours guidées par celles des concepteurs desdits jeux.

Non, seulement il y a des choses que vous ne pouvez pas faire parce le jeu n’est pas programmé pour que vous les fassiez, et si vous allez à l’encontre de ce que les concepteurs ont en tête, il y a de bonnes chances pour que votre expérience du jeu ne soit pas très agréable, parce que vous n’utilisez pas le jeu de la façon dont il a été conçu.

Ce qui va justement distinguer John Connor et Neo est le fait que ce sont des hackers, des pirates informatiques, qui vont pouvoir jouer selon leurs propres règles.

Dans le début de Terminator 2, on voit que John Connor peut pirater un distributeur automatiques de billets et utiliser l’argent pour aller s’amuser en salle d’arcade.

Neo est un pirate aussi et à la fin du film, il est même capable de pirater la Matrice elle-même.

Ces deux personnages ont la capacité de voir la logique interne du système, ils peuvent voir au-delà des apparences, ce qui va leur permettre de faire des choix qui vont à l’encontre des idées des concepteurs.

Ainsi, comme on l’a vu, John Connor va empêcher une machine destinée à tuer (le Terminator) de tuer.

Dans Matrix, ce n’est, ni avec des flingues, ni avec des coups que Neo détruit la Matrix mais bien en rentrant littéralement dans l’agent Smith et le piratant de l’intérieur.

En conséquence, cette image du hacker, devient une espèce de symbole d’espoir puisqu’en ce sont des gens qui montrent l’exemple et qui prouvent, par l’exemple justement, que l’on peut voir au-delà du système et s’en émanciper, d’abord de façon individuelle, puis peut-être de façon collective.

Pour conclure, on peut se poser une dernière question : si Terminator 2 et Matrix disent plus ou moins la même chose, est-ce que cela veut dire qu’il n’y a pas eu d’évolution entre le début et la fin des années 90 ?

Par un certain côté, oui. En effet, il aura fallu l’électrochoc du 11 septembre 2001, pour que le monde politique s’aperçoive que l’Histoire n’était pas terminée.

D’un autre coté, non, car Terminator 2 et Matrix ne partagent pas tout à fait le même imaginaire.

On l’a évoqué plus haut, James Cameron est issu de la génération des baby boomers, il a connu les années 60, l’explosion de la SF, des comics, des punks mais aussi la Guerre Froide et la crise des missiles de Cuba qui ont profondément marqué son imaginaire.

Ainsi, son rapport à la technologie a toujours été ambivalent : il adore la science mais garde une profonde méfiance envers les dérives technologiques.

C’est pour cela que, même si le T-800 est devenu gentil dans Terminator 2, il doit disparaître à la fin du film, sans quoi la naissance de Skynet est inéluctable…

En revanche pour les Wachowski, c’est déjà trop tard

Elles sont nées au milieu des années 60 et même si elles ont été influencées par la contre culture de l’époque (et le cinéma de James Cameron ! ), leur œuvre est marquée par l’idée que l’être humain est inextricablement lié à la technologie.

Pour elles, la technologie est déjà partout, tout le temps.

La question est désormais de savoir comment vivre avec, comment avoir un rapport avec elle qui ne soit pas déterminé par des relation de domination et de pouvoir.

Les questions qui sont apparues dans les années 90 se posent toujours de façon toujours plus pressantes : le changement climatique dont les effets sont de plus en plus concrets (déjà évoqué dans Waterworld (1995) de Kevin Reynolds), les réseaux sociaux, les médias en roue libre qui vont alimenter le complotisme, l’automatisation des moyens de production qui favorisent le chômage… tous ces problèmes là ne sont pas forcément récents.

Il est donc normal que des créateurs, tels que Cameron et les Wachowski continuent de proposer leurs solutions.

Pour le premier cité, c’est Avatar bien sûr (on est curieux de voir le discours qu’il développera dans les suites) et pour les secondes, Lana Wachowski est revenue sur l’univers de Matrix et a réactualisé le propos de la trilogie avec Matrix Resurrections (2021), et à de notre point de vue, plutôt bien réussi.

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Maintenant, qui va prendre le relais de ce trio génial ?

C’est toujours difficile de le savoir à l’avance, mais cette année, il y a eu un petit film réalisé par deux cinéastes, qui s’intéressait pas mal aux angoisses existentielles des années 2020 et qui a tout raflé aux oscars, ce film c’est Everything, everywhere, all it once (2022), réalisé par Les Daniels ( Daniel Scheinert, Daniel Kwan).

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Ainsi, peut-être que dans quelques années, quelqu’un reviendra ici faire une conférence sur leur œuvre et les années 2020…

Pour aller plus loin

La chaîne de Monsieur Bobine

Ma présentation de la chaîne dans l’article 5 chaines qui crèvent l’écran !

Live qui reprend et étaye la conférence.

Sources :

Image d’en-tête : page Facebook de Monsieur Bobine

Sites spécialisés

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imdb.com

Document sonore

Enregistrement personnel de la conférence

Films

Matrix de Lily et Lana Wachowski, 1999.

Terminator 2 de James Cameron, 1990.

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